- ATTRIBUTION (histoire de l’art)
- ATTRIBUTION (histoire de l’art)Rapport toujours variable entre le présent et le passé, l’attribution est l’opération typique de l’historien de l’art, elle traduit ses réactions devant le texte, elle est jugement historique effectif. Réduite à ses termes essentiels, elle consiste dans le fait d’assigner, d’«attribuer» la paternité d’une œuvre anonyme à un artiste déterminé. Ses résultats varient évidemment selon les idées que se fait celui qui la pratique, de tel artiste et de son style. D’autant plus que ces idées sont très souvent liées à la réalité culturelle d’une époque donnée. C’est précisément en cela que réside le caractère historique de l’attribution: au XVIIIe siècle, l’attribution d’une œuvre à Dürer devait se réaliser d’une tout autre façon qu’aujourd’hui.1. Les premières attributionsL’attribution prend une très grande importance dans l’économie des études d’histoire de l’art aux XIXe et XXe siècles, mais, au cours des siècles précédents, les historiens de l’art et les amateurs la pratiquaient déjà plus ou moins. Citons les nombreuses attributions du célèbre «livre» de Giorgio Vasari, ce grand cahier qui renfermait la collection des dessins de l’historien toscan. Erwin Panofsky avait remarqué que l’encadrement de chaque dessin peint par Vasari lui-même représente, généralement, des éléments décoratifs, considérés comme typiques du style de l’artiste auquel le dessin est attribué. Ainsi, dans l’encadrement d’un dessin attribué à Carpaccio, nous pouvons voir de petits pavillons s’inspirant de certaines scènes de la légende de sainte Ursule. Le pavillon, que Carpaccio utilise si souvent dans ses tableaux, est donc considéré par Vasari comme une sorte de chiffre, de monogramme caché, analogue aux «signaux» dont parle Filippo Baldinucci dans une lettre à Vincenzo Capponi du 28 avril 1681, et qui peuvent permettre, dans certaines conditions, de reconnaître le style d’un maître. Ajoutons que le dessin en question n’est nullement vénitien, et que l’attribution est donc fausse. Les attributions comparées de Vasari, Baldinucci, Lanzi, d’Agincourt et autres historiens de l’art italien nous permettent de découvrir les images différentes que, dans le passé, on s’est fait d’artistes comme Cimabue, Giotto ou Masaccio.L’examen de n’importe quelle collection du Moyen Âge ou d’époques plus récentes montre combien il y a peu d’œuvres que les textes d’archives ou la signature de l’artiste authentifient. Pour nombre d’entre elles, il n’existe même pas d’indication ancienne, contemporaine de ces œuvres, qui puisse nous fournir quelque renseignement sur leur paternité. En outre, la signature éventuelle peut être fausse ou désigner sous le nom d’un grand maître une œuvre sortie en réalité de son atelier, et la notice de documentation peut se rapporter à une œuvre différente de celle avec laquelle on croit pouvoir la mettre en relation. On peut affirmer que sans l’activité de connaisseurs tels que W. von Bode, G. Morelli, B. Berenson, et tant d’autres, une grande partie des œuvres qui se trouvent dans les galeries et les musées serait restée sans nom, ou sous un nom fantaisiste.Il faudrait également voir jusqu’à quel point l’accumulation et l’augmentation des attributions, ainsi que l’importance déterminante qu’on leur accordait au cours des dernières décennies du XIXe siècle et au début du XXe, ont dépendu, au moins en partie, d’un changement dans l’estimation du phénomène artistique; le culte croissant du fragment autographe, considéré comme le moyen d’expression révélant le mieux les intentions de l’artiste, en est un exemple. C’est là une influence de l’esthétique romantique qui vient se fondre avec une autre influence venue du positivisme. En effet, l’importance méthodologique de la philologie du XIXe siècle a été grande lorsqu’il s’est agi de pratiquer des attributions, et il y a eu un rapport direct entre la méthode «positive», utilisée à une certaine époque dans l’histoire de la littérature – et plus généralement en historiographie – et l’importance considérable prise par la méthode de l’attribution dans l’histoire de l’art. Une certaine conception de l’historiographie, qui postulait la nécessité d’une précision totale dans la recherche, qui ressentait l’exigence absolue de s’assurer des dates auxquelles des événements déterminés s’étaient passés et de savoir quelles personnes y avaient effectivement pris part, ne manqua pas d’avoir des conséquences dans le domaine de l’histoire de l’art. D’autre part, l’importance qu’avait prise la méthode de l’attribution ne fut pas mise en doute par le courant néo-idéaliste né en réaction contre le positivisme.2. Le «connaisseur»À quel moment l’attribution perd-elle son rôle d’auxiliaire pour devenir l’instrument par excellence de l’historien de l’art? Au XVIIe siècle déjà, époque qui vit la fondation des grandes galeries princières, le problème du «connaisseur» est abordé en France par A. Félibien des Avaux (1619-1695) et par R. de Piles (1635-1709), en Italie par F. Baldinucci (1624-1696), et la validité des méthodes permettant de reconnaître le style et la «manière» des artistes est discutée. L’un des grands problèmes auxquels l’historien de l’art florentin Filippo Baldinucci essaie de donner une réponse dans sa lettre de 1685, déjà citée, à Vincenzo Capponi est justement celui-ci: «Existe-t-il une règle permettant d’affirmer avec certitude qu’une belle peinture est de la main de tel ou tel maître? Et s’il n’y en a pas, quelle sera la façon la plus sûre de fonder assez bien son jugement?» Cependant le moment le plus important des débuts de cette transformation doit être recherché dans le XVIIIe siècle anglais, époque où se dessine le mieux la physionomie du connaisseur et où les éléments de la technique de l’attribution (le connoisseurship ) reçoivent une organisation initiale. Un essai de Jonathan Richardson, The Connoisseur , an Essay in the Whole Art of Criticism as it Relates to Painting and a Discourse on the Dignity , Certainty , Pleasure and Advantage of the Science of a Connoisseur (Londres, 1719), constitue le premier témoignage de ce phénomène. Pour l’histoire de l’attribution, l’ébauche du personnage du «connoisseur» dans le milieu des gentilshommes anglais qui rentrent du «Grand Tour» est d’importance. Il s’agit là d’un phénomène de snobisme très prononcé: le connaisseur est celui qui connaît, qui comprend les beaux-arts, et ceux-ci occupent une place considérable dans la culture d’un gentilhomme accompli. Il doit avoir fait le «Grand Tour», il doit avoir visité l’Italie, il doit connaître l’art italien. Au XVIIe siècle, l’histoire de l’art n’était pas un élément essentiel de l’éducation; au XVIIIe siècle, en Angleterre, la situation a changé. L’idée que l’art a «un rôle formateur général au-delà de ses fins spécifiques» (Argan) fait son chemin. D’où la naissance, ou plutôt la nouvelle importance donnée au personnage du dilettante , du gentilhomme cultivé qui connaît l’histoire de l’art, pratique éventuellement une activité artistique, est un collectionneur passionné (la Society of Dilettanti naît à Londres en 1732). Ce snobisme a été pris pour cible par William Hogarth dans différentes gravures (The Tailpiece to the Society of Artists Catalogue de 1761 contient une allusion impitoyable au connaisseur: un singe tenant une loupe, comme un authentique expert en peinture, arrose trois misérables arbustes morts depuis des siècles, essayant de les faire reverdir) et dans un écrit publié dans un quotidien londonien en 1734, sous le pseudonyme de Britophil. On y raconte comment un gentilhomme naïf finit par acheter à un prix élevé une peinture douteuse qui ne lui plaît pas particulièrement. Pour l’induire à commettre cette folie, son tentateur tient le discours suivant: «Je vois bien, Monsieur, que vous n’êtes pas un connaisseur. Ce tableau, je vous l’assure, est de la seconde manière, la meilleure, d’Alesso Baldminetto; il est peint avec hardiesse et est vraiment sublime.» Le marchand que décrit ainsi Hogarth pratique l’attribution avec une habileté consommée.Si ce sont là les aspects et les limites de la méthode de l’attribution au XVIIIe siècle, la manière d’aborder l’histoire de l’art propre au XIXe siècle présentera d’autres caractères. Le connaisseur tente de créer une méthode scientifique. Le rôle de l’histoire est d’ailleurs élevé à celui de véritable discipline pilote. Au cours de ce siècle, on essaie de retrouver la physionomie de l’art ancien italien (par exemple dans les recherches de K. F. von Ruhmor, Italienische Forschungen , Berlin-Stettin, 1827-1831) et celle de l’art flamand; on espère découvrir, selon une méthode précise, l’individualité des artistes à travers leurs œuvres. C’est alors que naissent quelques-unes des plus importantes revues d’histoire de l’art, et que l’on écrit les premières grandes monographies d’artistes avec des catalogues «raisonnés»: par exemple, celle de J. D. Passavant, consacrée à Raphaël et publiée à Leipzig en 1839-1858.De grandes galeries nationales sont créées à Londres et à Berlin, leurs directeurs sont d’éminents spécialistes: G. Waagen et W. von Bode à Berlin; une politique éclairée d’acquisitions et les indispensables catalogues stimulent la pratique de l’attribution.À la même époque, on explore les richesses des collections privées, la topographie des monuments débute et on entreprend de faire connaître au public les premières grandes collections de bronzes de la Renaissance, de dessins florentins, d’ivoires médiévaux et de miniatures. Bien que ces initiatives n’aient commencé à être connues du public qu’au début du XXe siècle, elles sont typiquement du XIXe siècle.Parallèlement à ces inventaires d’archives et de documents se développent – surtout dans la seconde moitié du siècle – des recherches étroitement liées à l’application de plus en plus fréquente de la méthode de l’attribution à l’histoire de l’art.Les personnalités des artistes sont reconstituées surtout grâce aux œuvres qui leur sont attribuées, et celles-ci le sont d’après certaines caractéristiques de style, d’après un examen visant à identifier les éléments distinctifs de chaque artiste plutôt que les traits communs à une époque déterminée. Il faut noter cependant qu’en même temps que la recherche du style individuel des artistes se développe l’analyse des «styles collectifs».3. Les «noms de commodité»Le cas le plus clair, le cas limite pourrait-on dire, de distinction entre personnalité empirique, et personnalité esthétique est celui de l’artiste appelé «Maître de...», c’est-à-dire du dénominateur commun conféré à un groupe d’œuvres réunies d’après des caractéristiques de style et attribuées à un artiste dont le nom est inconnu, mais qui, pour en permettre la classification, est appelé «Maître de la Madone X», «Maître de la Crucifixion Y», etc. On assiste alors à une véritable scission entre les deux individualités, l’individualité esthétique qui est connue, et l’individualité empirique que l’on ignore; cette dernière condition se rencontre également dans d’autres disciplines (on peut mentionner par exemple le cas du Pseudo-Denys en histoire des religions), mais, dans l’histoire de l’art, elle se présente avec une fréquence infiniment plus grande.Le dernier volume du grand répertoire des artistes, le Künstler -Lexikon de Thieme et Becker, est exclusivement consacré aux noms inventés par commodité (Notnamen ) pour désigner des artistes anonymes. Et si l’on confronte cet ouvrage avec les quelques pages consacrées aux maîtres anonymes par le Künster -Lexikon de G. K. Nagler (Munich, 1835 et suiv.), on verra combien leur nombre a augmenté en un siècle. Wilhelm von Bode, qui fut durant de longues années le directeur et l’animateur des musées de Berlin, raconte dans les pages de l’Archivio storico dell’arte (III, 1890, p. 192 sqq.) qu’il attribuait un tableau à un maître analogue mais non identique à Boccacio Boccaccino, il propose d’appeler cet auteur anonyme «Pseudo-Boccaccino», et il explique: «Dans notre Allemagne, où les documents sur les anciens artistes sont si peu nombreux, où les archives malheureusement ne furent pas à cet égard suffisamment consultées, et où dans les œuvres d’art ne se trouve qu’exceptionnellement le nom d’un maître, on a dû avoir recours, pour l’histoire de l’ancien art pictural allemand, à un expédient: grouper les peintures selon leurs particularités, et donner à chacun de ces groupes, qui révèlent une individualité, un nom emprunté soit à une œuvre d’une importance spéciale, soit au lieu où elle se trouve, ou à un caractère propre à l’artiste. De cette façon, nous pouvons parler d’un «Maître de la mort de Marie», d’un «Maître des demi-figures de Femmes», d’un «Maître de Saint-Séverin», d’un «Maître de Lyversberg», etc. Parmi ceux-ci se trouvent des peintres qui doivent être comptés parmi les meilleurs artistes de l’Allemagne, et qui ont laissé de nombreuses œuvres.»L’adoption de «nom de commodité» pour les artistes anonymes est un usage qui s’est généralisé au XIXe siècle, mais ses origines sont beaucoup plus anciennes. Le point de départ est constitué par ces œuvres anonymes, en particulier des gravures, signées d’un monogramme qui reste indéchiffrable du fait qu’il ne correspond de façon certaine à aucun nom d’artiste connu; il s’agit d’œuvres créées par des maîtres dont on ignore la biographie, dont on ne connaît que les initiales. Ainsi apparaît la première scission entre la personnalité empirique, qui demeure inconnue, et la personnalité artistique, qui est révélée par les œuvres. La seconde étape est constituée par ces œuvres anonymes dans lesquelles un motif de décoration est régulièrement répété, au point de jouer le rôle d’emblème, de servir de signature ou de monogramme. Au XVIIe siècle déjà, des maîtres anonymes sont désignés par le nom d’emblèmes particuliers. Au XVIIIe siècle, cet usage se répand, surtout dans le domaine de la gravure, sur lequel s’étaient portés les premiers grands efforts de classement systématique, depuis l’approximative Idée générale d’une collection complète d’estampes (Leipzig-Vienne, 1771) de Carl Heinrich von Heineken, jusqu’aux vingt et un volumes fondamentaux du Peintre -Graveur (Vienne, 1803-1821) de Adam Bartsch. Un premier répertoire des maîtres anonymes indiqués sous le nom d’emblèmes particuliers se trouve dans l’Enciclopedia metodico-critica ragionata delle Belle Arti (Parme, 1819 sqq.) de l’abbé Pietro Zani. L’introduction décrit la méthode: «Nous avons quelques peintures et de nombreuses gravures qui sont marquées d’un rébus ou d’un logogriphe, placé seul ou parfois accompagné de quelques lettres initiales; d’autres sont marquées d’un seul chiffre accompagné également de lettres. Parmi les auteurs qui ont utilisé de tels signes, certains sont inconnus, d’autre non; j’ai donc été obligé de les séparer en deux classes, appelant ceux de la première maîtres connus, et maîtres inconnus ceux de la deuxième. En ce qui concerne les maîtres de la première classe, il ne s’est jamais produit la moindre erreur dans l’explication de leurs rébus ou logogriphes, et c’est pourquoi nous trouvons que justement Lucas Cranach l’Ancien est appelé le Maître au Dragon [...]. Mais si les écrivains ont donné l’interprétation vraie des marques utilisées par ces maîtres, ils se sont ensuite un peu perdus en cataloguant celles des maîtres inconnus. Pour donner des surnoms à ces derniers, ils ont dû s’en tenir à la simple forme de leurs rébus ou logogriphes, disant par exemple: le Maître au Casque, au Compas, à l’Écrevisse, à l’Oiseau, au Globe terrestre, etc. Au cours du XIXe siècle, cette méthode fut de plus en plus largement appliquée à l’histoire de la peinture et de la sculpture, principalement en Allemagne. Parmi les nombreux écrivains de l’art allemand qui l’ont employée, il faut citer Ludwig A. Scheibler, grand connaisseur et historien de l’école de Cologne, Hugo von Tschudi, créateur du Maître de Flémalle (l’essai consacré à la recomposition du groupe, publié dans le Jahrbuch der königlich preussische Kunstsammlungen , XIX, 1898, p. 8 et sqq., est méthodologiquement exemplaire) et Wilhelm Vöge, avec ses célèbres distinctions de personnalité dans la sculpture gothique française. La méthode est appliquée ensuite à l’architecture et à l’archéologie. Parmi les maîtres anonymes, nous trouvons quelques-unes des plus grandes personnalités de la peinture occidentale: le Maître de Flémalle ou le Maître de Moulins, par exemple. En ce qui concerne l’archéologie, il suffirait de citer le nom du Maître d’Olympie et de nombreux céramistes indiqués comme Maître de Berlin, Maître de Chicago, etc., selon l’emplacement de l’objet (amphore, cratère, etc.), d’où ils tirent leurs noms.Un des plus grands créateurs de «noms de commodité» fut l’Américain Bernard Berenson (1865-1959), illustre connaisseur et historien de l’art italien. Pour Berenson, les notnamen traditionnels étaient, d’une certaine façon, insuffisants; il éprouvait le désir de définir, grâce au nom, la personnalité artistique d’une manière plus aisée que ne l’avait fait Bode avec son «Pseudo-Boccaccino». C’est ainsi qu’il créa de nouveaux types de noms, tels que l’«Ami de Sandro». Qui était, pour Berenson, l’Ami de Sandro? Un peintre anonyme dont les œuvres étaient extrêmement influencées par celles de Sandro Botticelli, mais qu’on ne pouvait reconnaître en Botticelli lui-même. Un de ses élèves donc, ou peut-être un de ses amis. À présent cette idée n’est plus retenue, et l’on attribue à la jeunesse de Filippino Lippi les œuvres de l’Ami de Sandro. On peut encore citer le «Pensionnaire de Saraceni», spirituel surnom dont Longhi affuble un peintre anonyme de l’école de Caravage.4. MéthodologieG. Morelli et ses précurseurs. L’attribution scientifiqueSi la seconde moitié du XIXe siècle a donc été l’âge d’or de l’attribution, il est logique que cette époque ait également vu l’élaboration d’une méthodologie de l’attribution, celle qu’a proposée Giovanni Morelli dans les ouvrages qu’il a consacrés aux œuvres des maîtres italiens des musées de Dresde, de Munich, de Berlin et de Rome. Dans ces livres, il procéda à une série de révisions, parfois très importantes, comme ce fut le cas pour la Vénus de Giorgione, à la Pinacothèque de Dresde, considérée jusque-là comme une copie, par Titien, du Sassoferrato. En introduction à l’un de ses ouvrages, Morelli, qui utilise en général le pseudonyme d’Ivan Lermolieff, présente sous forme de dialogue sa méthode. Il souligne en premier lieu l’importance de l’analyse directe de l’œuvre, du texte original, et en second lieu la valeur des reproductions photographiques; il insiste sur l’importance de l’exercice de l’œil pour le connaisseur, polémiquant contre l’usage excessif du matériel bibliographique dans l’étude des œuvres d’art. Mais une fois entrepris l’indispensable et irremplaçable examen direct de l’œuvre, comment en faire l’attribution? Selon Morelli, les caractères clefs, les chiffres, les «combinaisons» permettant de trouver l’attribution juste doivent être recherchés dans des détails déterminés, généralement peu considérés et négligés aussi bien par les observateurs que par les artistes qui, en achevant l’œuvre, se laissent aller à une formule presque automatique et à une sorte d’«écriture mécanique». Certaines formules et schémas généraux employés par les grands artistes, la composition, les éléments physionomiques les plus caractéristiques – telles l’expression de la bouche chez Léonard de Vinci ou celle des yeux chez le Pérugin ou chez Raphaël – sont fatalement l’objet de l’imitation des disciples et des faussaires. En revanche, les détails où justement l’artiste laisse aller sa main sont les plus révélateurs; ce sont ceux que l’on ne remarque pas, et qui ne sont pas imités: l’oreille et les ongles des doigts par exemple. L’oreille n’est pas chargée de significations particulières, au contraire de la bouche, par exemple, ou des yeux qui, dans les tableaux de la fin du Quattrocento, du Cinquecento, ont un rôle bien précis. Ne présentant pas une importance particulière, l’oreille est en général répétée telle quelle par l’artiste. Il n’y a pas lieu de citer longuement les éléments dont Morelli et Bernard Berenson – fortement influencé par Morelli – ont dressé la liste. En revanche, il est intéressant de relever ce point: selon Morelli et Berenson, il existe une voie pour obtenir, dans le domaine de l’attribution scientifique, les meilleurs résultats. Brillamment examinée par E. Wind, cette méthode se ressent nettement des tendances du temps, son caractère scientifique est indéniable mais, d’autre part, elle semble suivre une méthode parallèle à celle des enquêtes policières de sir Arthur Conan Doyle. Le spécialiste en attribution de Morelli reconnaît la main de l’artiste grâce à un détail insignifiant aux yeux de la majorité des gens et peut-être aussi à ceux de l’auteur lui-même, de la même façon que le héros de Conan Doyle identifie un personnage grâce à des indices imperceptibles pour son ami Watson et même pour celui qui les avait laissés. La même règle vaut pour le spécialiste en attribution et pour le détective: le détail voyant, l’élément qui attire l’œil est le moins sûr; il faut découvrir des indices mieux cachés, ils conduisent nécessairement au protagoniste.La découverte du protagoniste: voilà le but que le connaisseur doit atteindre par l’intermédiaire de l’attribution; c’est là le seul dessein qui doit l’animer. Cette question est exposée avec une extrême clarté dans un passage du Sketch for a Self Portrait de Bernard Berenson. Il évoque une conversation qu’il avait eue à Bergame, dans sa jeunesse, avec un ami. Entraîné par son enthousiasme, le jeune connaisseur s’exclame: «Personne, avant nous, ne s’est consacré exclusivement au connoisseurship ! Il y a eu d’autres cas de connaisseurs, mais c’étaient des gens qui, comme Morelli, exerçaient cette activité pour échapper en quelque sorte aux soucis de la politique, d’autres parce qu’ils étaient des professeurs d’université ou des directeurs de musées, mais aucun d’eux simplement par goût, pour le plaisir d’être connaisseur. Alors que nous, nous n’avons pas de but, nous n’avons pas de récompense en vue, nous n’avons pas d’autre désir que de ne partir d’ici que lorsque nous serons sûrs que tous les tableaux attribués à Lotto sont des Lotto, tous les Previtali des Previtali, tous les Cariani des Cariani.» Le programme annoncé dans ces propos fut réalisé sur une vaste échelle dans les célèbres index de Berenson qui énumèrent, sous une forme volontairement sommaire, les catalogues des œuvres attribuées à un grand nombre d’artistes italiens du Trecento et du Quattrocento, ces index que Longhi a appelés en plaisantant les «indicateurs de l’histoire de l’art».Or, en quoi la méthode de Morelli innove-t-elle? Existait-il, avant lui, une «méthode de l’attribution»?Il est intéressant de constater que l’on rencontre certains points de la méthode de Morelli bien avant le XIXe siècle. Dans une lettre qu’en 1751 Luigi Crespi (1709-1779) adressait à monseigneur Giovanni Bottari (1689-1755), on lit: «Prenons un artiste de plus ou moins grande importance qui veuille travailler dans le style d’un autre; il le fera bien, et même d’une façon excellente, pour ce qui concerne l’idée, la composition, le dessin, mais il ne pourra jamais s’adapter à l’auteur choisi dans toutes les parties du tableau; il y aura toujours quelque trait qui le fera reconnaître, surtout dans les parties que l’on n’a pas l’habitude de soigner...» La ressemblance avec la méthode de Morelli est encore plus frappante dans la préface de l’abbé Luigi Lanzi à son Histoire de la peinture en Italie (Storia pittorica dell’ Italia , t. I, Bassano, 1795-1796; trad. franç. A. Dieudé, Paris, 1824): «La nature, pour la sûreté commune du monde social, nous donne à chacun, en écrivant, un certain tour de plume qu’il est difficile de contrefaire, ou de confondre entièrement avec une autre manière d’écrire. Une main exercée à se mouvoir dans un sens déterminé conserve toujours la même habitude [...]. Il en est de même dans la peinture où, si l’on fait une différence entre deux artistes, ce n’est point par cela seul que dans l’un on remarque un pinceau mœlleux, et dans l’autre une manière sèche de peindre [...] mais dans un style même qui est commun à une multitude de professeurs; chacun d’eux a un mouvement particulier de la main, un tour de pinceau, un caractère de ligne plus ou moins arrondi, plus ou moins franc, plus ou moins étudié, qui, enfin, lui est propre. Il est donc naturel que de vrais connaisseurs, qui sont devenus tels par une expérience de plusieurs années, aperçoivent et sentent, pour ainsi dire, en examinant tous les détails d’un tableau, que tel ou tel autre peintre y a travaillé. Ils ne seront pas même trompés par le meilleur copiste; car celui-ci pourra bien marcher quelque temps sur les pas de son modèle, mais ses coups de pinceau manqueront souvent de hardiesse, ils paraîtront serviles, incertains, pénibles, et il ne pourra cacher pendant longtemps la pente naturelle qui lui fera mêler sa manière à celle du maître, dans les choses surtout auxquelles on attache moins d’importance, comme les cheveux, les fonds, les plans reculés.»La méthode de Morelli se distingue déjà dans les observations de Luigi Crespi et de Lanzi; d’autre part, ces observations concernent l’essentiel et non des traits secondaires de la technique de l’attribution. Mais Morelli, le premier, a construit un système rigoureux et organisé, qui, parce qu’il se présente comme un «système», tombe nécessairement dans un schématisme excessif. Dans ses ouvrages, Morelli critiquait violemment son contemporain Giovanni Battista Cavalcaselle (1819-1897), historien de l’art italien et flamand, en l’accusant de ne pas fonder scientifiquement ses attributions, mais de les déduire d’une «impression générale» et d’une intuition.L’attribution intuitiveDéjà, au XVIIIe siècle, G. Bottari avait souligné l’importance de l’intuition: «Ce qui fait distinguer l’auteur d’un tableau est ce «tout ensemble» qui se présente d’emblée à celui qui a une grande pratique de cette manière.» Cette intuition, dont se moquait Morelli, est un élément irremplaçable de l’attribution dont Bode affirmait la valeur. Pour un autre grand connaisseur, élève de Bode, Max Friedländer (1867-1958), l’historien, le connaisseur n’est pas en quête d’indices cachés; il confronte plutôt, avec l’œuvre qui lui est présentée, un schéma mental qu’il construit en se fondant sur la connaissance qu’il a de l’artiste et de l’évolution de son style. En réalité, le grand connaisseur n’est pas celui qui se borne à reconnaître l’œuvre d’un artiste du fait des analogies qu’elle présente avec d’autres œuvres sûres – opération fort utile mais qui n’est pas toujours possible – ni celui toujours à l’affût de chiffres uniques et de «tics» cachés, mais celui qui a si complètement compris un artiste qu’il peut en préfigurer le développement même dans les périodes éventuellement enveloppées d’obscurité. Il vaut la peine de résumer ici l’essentiel d’un exemple fourni par Friedländer lui-même: si demain on m’annonce que l’on a retrouvé une nature morte de Frans Hals datée de 1650, en me fondant sur les connaissances que j’ai du style de ce peintre vers 1650, et bien que n’ayant jamais vu de nature morte de cet artiste, je peux supposer un schéma auquel, selon moi, devrait correspondre ce tableau. Quand celui-ci m’est présenté, j’opère une confrontation entre l’image que j’ai dans l’esprit et l’œuvre; si les deux images correspondent assez bien, il me semble alors que ce tableau peut être accepté comme étant une œuvre de Frans Hals; si, au contraire, le tableau en question se présente d’une manière extrêmement différente de l’image que je me suis faite, j’estime qu’il s’agit d’un faux. Le critique travaille ici d’une façon différente de celle de la méthode de Morelli. Il se construit des modèles mentaux auxquels il compare les œuvres réelles, modèles basés précisément sur une connaissance approfondie de l’évolution du style d’un artiste. Il est ainsi advenu que l’on puisse attribuer, avec une assez grande certitude, une œuvre à la période de jeunesse, pourtant complètement inconnue, d’un artiste. Comme l’histoire de l’art n’est pas l’histoire naturelle, de telles reconstitutions ne peuvent avoir le résultat de celles qui furent tentées par Cuvier sur les animaux préhistoriques. Cependant la vérité existe aussi dans les sciences historiques. L’attribution pourra découvrir d’un coup cette vérité que des documents d’un autre genre viendront ensuite confirmer, ou bien elle pourra proposer une solution qui, quoique erronée, sera précieuse pour l’histoire de l’art. En effet, puisque chaque époque voit le passé avec des yeux différents, le fait de savoir qu’une certaine année on attribua au Corrège, à Titien ou à Dürer un tableau donné sera le meilleur témoignage de la manière dont, à ce moment, on voyait le Corrège, Titien ou Dürer, et permettra d’autre part d’éclaircir les éléments considérés comme significatifs dans ces œuvres et susceptibles d’autoriser de telles attributions. L’attribution ne doit donc pas être envisagée seulement d’après son efficacité, mais aussi comme document d’une certaine situation des études. Il convient donc de se libérer définitivement du préjugé qui tend à faire douter systématiquement de l’attribution, et de ramener cette opération dans ses véritables limites, non pas de magie ou d’imbroglio, mais d’exercice philologique mené par un certain spécialiste qui se trouve opérer à une certaine époque, dans le cadre d’une certaine culture.D’innombrables problèmes entravent une lecture du style complète et satisfaisante. L’un des plus épineux est celui de la collaboration que certains de ses élèves, mineurs ou importants, ont pu apporter à l’artiste. Ceci concerne particulièrement les œuvres sorties des ateliers les plus actifs et dirigés par plusieurs personnalités éminentes. Nombre d’œuvres provenant des ateliers de Raphäel, de Véronèse, de Rubens ou de Vélasquez ne doivent rien, ou très peu, à la main du maître. D’autre part, les critiques peuvent éprouver la tentation, dangereuse mais fascinante, de reconnaître la main de Léonard dans les tableaux sortis de l’atelier de Verrocchio, celle de Michel-Ange dans les peintures qui, en réalité, proviennent de celui de Ghirlandajo, ou encore de délimiter la collaboration de Raphaël avec le Pérugin, ou bien, dans la chaire de la cathédrale de Sienne, les parties exécutées par Nicola Pisano et celles qui le furent par Giovanni, Arnolfo et des collaborateurs mineurs. Le problème du caractère autographe en touche un autre, qui n’est pas de moindre importance, celui de certaines techniques qui, impliquant des méthodes complexes de travail, comportent la transmission de responsabilité dans l’exécution. Les cartons des vitraux et des tapisseries ont été le plus souvent exécutés par des artistes qui, ensuite, ne se sont pas occupés de leur traduction sur le verre ou le tissu. La même chose arrive pour la mosaïque, parfois pour les émaux et pour l’orfèvrerie. En architecture, des modifications ont pu être apportées par ceux qui ont exécuté le projet original. Il existe quelquefois des dessins autographes qu’il est possible de comparer à l’édifice; dans d’autres cas, c’est seulement l’expérience de l’historien, sa connaissance profonde du langage de l’artiste qui, après confrontation avec d’autres œuvres, permettra de conclure au caractère entièrement autographe du résultat. Un dernier problème et, d’une certaine façon, l’une des grandes preuves du connaisseur, est la reconstitution d’ensembles qui ont été dispersés: polyptyques, retables. Roberto Longhi en propose de remarquables exemples dans son ouvrage Officina Ferrarese , qu’il s’agisse de l’autel Roverella, autrefois à San Giorgio de Ferrare, de Cosmè Tura, ou du polyptyque Grifoni, autrefois à San Petronio de Bologne, de Francesco del Cossa et Ercole de’ Roberti, cette dernière œuvre démembrée en une quinzaine de fragments. L’archéologue anglais Payne (1902-1936) a été l’auteur, quant à lui, de reconstitutions exceptionnelles, en identifiant et en rapprochant des fragments de très importantes statues archaïques telles que le Cavalier Rampin et l’Aphrodite de Lyon.5. Actualité de l’attributionQuelles sont, aujourd’hui, la fonction et la valeur de l’attribution dans l’histoire de l’art? Elle semble avoir perdu ce rôle de technique pilote qu’elle pouvait présumer avoir au temps de Morelli. Des propos tels que ceux tenus par le jeune Berenson à Bergame ne seraient plus compréhensibles aujourd’hui. En premier lieu, grâce au travail de générations de connaisseurs, les terres connues sont à présent, dans l’histoire de l’art, plus étendues qu’elles ne l’étaient à la fin du XIXe siècle, et la pratique de l’attribution s’est graduellement déplacée vers des domaines très spécialisés (on peut voir par exemple avec quelle virtuosité elle est pratiquée de nos jours pour les dessins). C’est pourquoi, bien qu’elles soient loin d’être épuisées, les possibilités de découvertes sensationnelles, de reconstitutions révolutionnaires sont moins fréquentes (la découverte de Stefano Fiorentino, l’un des disciples de Giotto, fut menée récemment de façon géniale par Longhi, même si le résultat est loin d’être assuré). Il est vrai que quelques vieux problèmes restent controversés: l’activité de Giotto à Assise, les rapports entre le Maître de Flémalle et Roger Van der Weyden, ou entre Hubert et Jan Van Eyck, mais, dans l’ensemble, l’intérêt s’est maintenant déplacé. Derrière ce phénomène, il y a une réalité culturelle en mouvement. À la base de la situation privilégiée de l’attribution se trouvent des conditions culturelles particulières. Selon la première – que nous pourrions appeler positiviste – la pratique scientifiquement contrôlée de l’attribution aurait autorisé, une fois pour toutes, une vérité historique absolue (c’était là, par exemple, l’attitude de Berenson dans sa jeunesse). L’autre position, plus riche et plus nuancée, est celle des historiens de l’art de formation néo-idéaliste. Pour eux, l’attribution est l’unique méthode permettant de connaître et de mieux apprécier, dans leur complexité problématique, dans leur portée historique, dans leurs rapports réciproques, chacune des personnalités artistiques, ce qui, postulant la réduction de l’histoire de l’art à celle des artistes (de leurs personnalités esthétiques, et non empiriques, bien entendu), équivaut à donner de nouveau l’avantage à cette approche particulière par rapport aux autres.Ce ne sont pas là les tendances qui prévalent aujourd’hui et, dans l’histoire de l’art, s’affrontent divers courants, qui se rattachent à la psychologie de la perception (Arnheim, Gombrich, Ehrenzweig), à la sociologie (Antal, Klingender, Hauser), à l’iconographie et à l’iconologie (Warburg, Saxl, Panofsky, Wind, Wittkower), à la psychanalyse (Kris, Abell) et à l’ethnologie (Kubler). On ne pense plus que la lecture du style est le but ultime de l’histoire de l’art; cette dernière propose à sa recherche une thématique de plus en plus vaste: la naissance de l’œuvre d’art dans ses rapports avec la perception et la psychologie des profondeurs, le sens et l’histoire de son contenu, sa destination, son utilité et son rôle social et culturel.La condition le plus souvent anonyme des œuvres artistiques n’autorise en aucune façon à considérer que la pratique de l’attribution est dépassée; elle présente vraisemblablement, pour l’histoire de l’art, une valeur indéniable en ce qu’elle permet de préciser les coordonnées spatio-temporelles d’une œuvre et de constituer des groupes qui pourront être ensuite combinés de diverses façons, de préparer le terrain et les matériaux pour n’importe quelle théorie, en un mot d’imposer un premier ordre au désordre apparent des faits. «D’abord connaisseur, ensuite historien»: cette assertion de Pietro Toesca conserve toute sa valeur.
Encyclopédie Universelle. 2012.